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La colline des sortileges - La colline des sortileges

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 La colline des Sortilèges, le 1er fléau Posté Le 14/11/2010 

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"La Colline des Sortilèges"

Le premier fléau

(Conté par Maï Kornig, un soir, à la veillée).

« Les hommes, les animaux et les plantes vivent et meurent dans une chaîne sans fin. L'ordre des choses est ainsi établi, car c'est la volonté de Dieu. Toutefois le Seigneur nous aide à vivre et à mourir. Il nous montre le droit chemin qui mène au Paradis. Il nous donne le soleil, la terre, l'eau et l'intelligence pour survivre. La pomme de terre et le blé croissent en abondance dans nos champs. L'eau des rivières coule sans discontinuer et entraîne les roues de nos moulins. Le vent infatigable pousse nos bateaux qui reviennent au port débordants de marchandises et de poissons.

Nos saints nous accompagnent et nous guident sur la voie de la Rédemption. Enfin, pour que la vie perdure, Dieu nous confie les enfants qui font notre bonheur et nous assistent dans nos vieux jours. Quand les Saoson (Saxons, c’est-à-dire Anglais) et les exécrables Kornandons nous oublient, la paix et la prospérité règnent sur la Bretagne.

Depuis plus de mille ans, les Bretons ont franchi la mer britannique pour s’installer en Bretagne armoricaine, et nous sommes toujours là. Nous avons surmonté les malheurs, avec le secours de sainte Anne, de la Sainte Vierge Marie, de Notre Seigneur Jésus-Christ, de tous les saints du Paradis et de notre bon Recteur – Que Dieu le garde en vie pendant mille ans encore ! –

Cependant, il y a de cela plusieurs années, il arriva que le bel ordonnancement du monde fût rompu. Nous souffrons peu des grosses chaleurs en Bretagne, et il n’y a pas de semaine où le Ciel ne déverse sur les champs et les prés l'eau qui rend la campagne si verdoyante.

Un jour, pourtant, commença la canicule. Au début, personne n'y prêta attention. Les paysans dirent que la moisson serait excellente et que la période des battages serait avancée. Les gens âgés, incommodés par l’air irrespirable, se cachèrent dans les maisons durant les heures chaudes, à l’abri des épais murs de granit.

Les mères durent bercer longtemps les bébés énervés qui ne trouvaient pas le sommeil. Les hommes travaillèrent en chemise et en pantalon de toile. Les femmes sortirent des armoires les chapeaux de paille et les vêtements légers. On tenta de s'adapter, mais les jours s’écoulèrent et la température s'accrût. Ce qui n'était qu'une gêne fut bientôt une sourde inquiétude.

Vint ce dimanche de juillet, le sixième dimanche après Pentecôte, dont on garda le souvenir. Il faisait une chaleur torride. Le soleil avait à peine dépassé son zénith. C'était l'heure des vêpres. Dans les maisons et dans les fermes aux alentours, les paysans étaient encore à table, du moins ceux qui ne fréquentaient pas l'église. Préférant la sieste, certains dormaient au pied des meules de blé prêtes pour les battages ou bien sur l'herbe tendre à l'ombre des pommiers chargés de la promesse d’automne.

Dans les champs couverts de marguerites, de coquelicots et de boutons d'or, les abeilles à l'ouvrage récoltaient le pollen en un bruissement d'insectes dominé par le chant des grillons. L'Ar Goat millénaire somnolait sous la protection du Seigneur.

Soudain, dans un ciel tendu à se rompre par l’infernale chaleur, le tocsin sonna au clocher de l'église, aussitôt relayé par les chapelles avoisinantes, en un lamento lancinant et lugubre qui glaça le sang. Quelques instants plus tard, des jeunes gens traversèrent le village en hurlant : « Le feu ! Amis, le feu ! le feu ! » Il y avait le feu à la grande ferme des Reuzeudig de Penn-ar-Stang (l’Extrémité de l'Étang) ; la lande brûlait et menaçait le hameau.

Il fallait porter secours aux Reuzeudig, courir au feu et le circonscrire, sinon c'en serait fini de leur ferme et de leurs récoltes. Si ces paysans disparaissaient, tous les Bretons en souffriraient puisqu’un entier pan de l'Ar Goat partirait en fumée. Si l'on n'agissait pas, on verrait sans tarder surgir de nouvelles difficultés.

Ce fut tout de suite le branle-bas de combat. Sans la moindre hésitation, les hommes en chemise ou en habits du dimanche se précipitèrent à l'école communale où, dans un hangar attenant, était remisée la pompe à incendie.

Les femmes suivirent dans un concert de lamentations en agitant les torchons de la vaisselle comme des oriflammes. Les enfants étaient à la fête et se bousculaient en poussant des cris d'hirondelles, car un incendie se produisant le dimanche après-midi dans ce pays où l’unique distraction serait aujourd’hui les vêpres, c'était une aubaine.

La pompe à bras et son bac à eau étaient fixés sur un char à deux roues muni d'un timon. L'ensemble était peint en rouge vif avec des bordures chromées du plus bel effet. En un clin d’œil, il y eut foule pour aider à retirer la pompe de son logis et pour observer les préparatifs.

On attela deux chevaux qui piaffaient d'impatience, ou plutôt parce qu'ils étaient effrayés au milieu de cette marée humaine.

On chargea des tuyaux, des pelles et des seaux que l'on jeta dans le bac vide pour le moment. Morvan Houarneg, le maréchal-ferrant de Penn-ar-Vourc'h (l’Extrémité du Bourg), monta sur le char et fit claquer son fouet. Les bêtes se cabrèrent et les spectateurs apeurés s’écartèrent en se protégeant la tête.

Alors, tel un sauvage, Morvan lança son équipage au grand galop dans la rue qui longeait le cimetière. Il faut dire que le maréchal-ferrant avait l’habitude des chevaux puisqu’il les ferrait chaque jour et qu’il ne craignait pas le feu, car il le maîtrisait dans sa forge. Il avait été désigné chef des pompiers, d'abord parce qu'il était volontaire, mais aussi parce qu'il était compétent. À le voir dressé sur son char, sûr de lui et rageur, nul ne doutait qu'on éteindrait l'incendie.

Dans un bruit de kermesse, une troupe en bataille s'élança derrière la pompe à incendie, levant haut des pelles et des fléaux, dans un hourvari de seaux métalliques qui s’entrechoquaient et d’enfants excités qui piaillaient comme des volées de moineaux querelleurs. D’autres gamins à vélo pédalaient à tout va pour essayer de rattraper les chevaux qui avaient disparu dans un nuage de poussière.

On se hâta, soufflant et suant sous un soleil de plomb, vers la ferme distante d'une petite lieue. Ce fut un cortège distendu qui passa sur le vieux pont de Kroaz-Bozeg (la Croix du Bossu) et qui déboucha tout essoufflé dans la lande de Penn-ar-Stang.

Las ! Le feu était si ardent qu'on ne put l'approcher. On ne voyait plus le ciel au-dessus des pentes du Menez-Hoguéné. Un soleil pâle perçait à peine un épais brouillard de fumée qui piquait les yeux et provoquait les larmes.

Il fit froid tout à coup, malgré l'été, malgré le feu. Les enfants cessèrent de rire et de jouer, et l’on ne perçut plus que le grésillement des flammes. L’angoisse s’empara des hommes et les paralysa un instant.

Morvan Houarneg se ressaisit le premier et cria des ordres. On s’activa pour organiser la lutte. On déroula les tuyaux ; on courut jusqu’à l’eau. C’est ici qu’on découvrit la gravité du problème : l'étang de Penn-ar-Stang était à sec.

Vite on se rendit au puits des Reuzeudig pour constater, hélas, que lui aussi était vide.Morvan de nouveau donna des ordres. On renonça à la pompe ; on délaissa les seaux. Armé de pelles, de balais, de
branchages, de genêts, de fléaux, de tout ce qui servait à battre, on attaqua le feu qui avançait sans faiblir. Au coude à coude, unis dans un louable effort, les hommes alignés face au virulent ennemi frappaient le sol avec des « han !» de bûcherons.

Les meules de paille flambèrent comme des torches. Du haut des talus enflammés, des brûlots incandescents éclataient, véritables grenades qui créaient des saignées dans le front des hommes, trouées par où le feu s'engouffrait.

Le feu gagnait ; la bataille serait perdue.

Un des Reuzeudig délivra les chevaux emprisonnés qui hennissaient dans les écuries. Puis il libéra la truie qui tentait de protéger sa couinante portée. Il chassa la basse-cour caquetante et affolée qui s'égaya dans toutes les directions y compris vers les flammes. Il mit du temps à extraire du fond des clapiers les lapins qui tremblaient de frayeur la tête dissimulée sous leurs petites pattes.

Quand l’une des étables prit feu, les fils aidèrent leurs parents atterrés à quitter la demeure ancestrale.

Ensuite ils déménagèrent les meubles vénérables, abandonnant sur place ceux qui, trop perclus, ne pouvaient bouger.

Devant l'implacable incendie, les hommes se défendirent avec courage, mais reculèrent néanmoins. Lorsqu’ils furent acculés contre les murs de la ferme et que le toit s'enflamma, ils baissèrent les bras et s’éloignèrent en essuyant leurs yeux.

C'est là, dans cette horreur funeste, pendant que le feu détruisait sans rémission le travail accumulé, les récoltes, les outils, les maisons, les richesses, c'est là au plus fort de l’incendie monstrueux, en pleine tourmente, que survint le premier fléau. Il s'insinua dans le cœur des hommes, envahit leur esprit et affaiblit leur corps : la canicule se révélait une effroyable menace. Il n'y avait plus d'eau ; non seulement on était incapable d’éteindre un incendie, mais si la sécheresse se prolongeait, on ne survivrait pas.

La ferme des Reuzeudig brûla toute.

Au cours des semaines suivantes, hommes, bêtes, arbres, plantes, eaux, le ciel et la terre, tout devint stérile. On vit ce que les Bretons, pas même les plus âgés, n'avaient vu. L'eau des étangs et des mares s'évapora sous le soleil impitoyable qui frappait sans rémission.

Puis l'eau des sources et des fontaines demeura dans le tréfonds de la terre assoiffée. La fontaine Saint-Hervé au sommet du Menez-Bré fut à sec, alors que de mémoire de Breton elle n'avait jamais tari. Or, cette source était déjà mentionnée au temps de saint Hervé. On la connaissait même bien avant lui, du temps de Gwenc'hlan, le barde sacré des Anciens Bretons qui l’appelaient la Source du Soleil.

Les rivières et les ruisseaux s'arrêtèrent de couler ; ils s’évanouirent dans le sol comme s’enfoncent dit-on les oueds dans les sables du désert. Ce fut l’extermination générale des grenouilles et des poissons qui empuantit tellement l'atmosphère.

Un jour, les arbustes et les arbres se défirent de leurs feuilles, non pas les feuilles jaunies de l'automne, mais des feuilles vertes de l'été brusquement calcinées par le soleil et qui tombèrent à leur pied.

En quelques heures, il n'y eut plus un brin d'herbe, plus une fleur, pas un seul bouquet de bruyère vagabonde. Les genêts verts et les ajoncs piquants du Menez-Bré perdirent leurs boutons dorés, puis achevèrent de se dessécher.

On vit des murs plusieurs fois centenaires se fissurer peu à peu et s'écrouler tout d’un coup. On vit des pierres immémoriales se fendre de part en part et se transformer en poussière. On vit la terre resserrée sur son corps asséché se couvrir de gerçures et de multiples crevasses. Dans les cimetières désolés que l’on avait renoncé à entretenir, des tombes s'ouvrirent pour inviter les vivants à rejoindre les morts.

Il n'y eut plus de foin ni de paille pour les animaux domestiques. Des troupeaux entiers périrent qui n'avaient rien à boire ni rien à manger. Le blé grilla sur pied avant que d’être mûr. Les pommes de terre qui dépliaient leurs feuilles nouvelles qu'on avait commencé à disputer aux doryphores cessèrent de croître. La totalité des récoltes fut anéantie.

Bientôt les puits profonds furent secs.

On entrevit le pire. Certains prédirent l'hécatombe, un désastre aussi grand que celui de la Grande Guerre. D’autres hommes, plus jeunes il est vrai, estimèrent que les vieux partiraient les premiers puisqu'ils étaient près de la mort. Des femmes avisées annoncèrent la perte des tout petits, car ils portaient l'avenir, ce que le Ciel leur refusait en les privant d'eau.

On sut que les Bretons étaient perdus et que la Bretagne elle-même était sur le point de disparaître. Tel le Dragon Blanc des Saoson, la peur était sortie du ventre de la terre.

Nul n’aurait pu imaginer alors que ce fléau serait appelé « ar Walenn Gentañ » (le Premier Fléau).

Quelques jours passèrent dans l’horreur et le désespoir. Malgré les prières continues et les messes innombrables, Dieu ignorait les supplications des croyants. La sécheresse persistait, et la disette avait commencé ses ravages.

Devant ce silence insupportable, le saint Recteur (il n’était toujours pas canonisé à cette époque) décida d’en appeler à son Fils et à tous les saints de Bretagne. Afin de l’aider dans cette tâche trop rude pour un prêtre fatigué, notre Guide fit venir des moines, des missionnaires qu'il disait plus compétents que lui.

Ils arrivèrent en force, habillés de bure, la tête rasée si ce n'est la couronne de cheveux, nu-pieds dans leurs sandales, humbles d'aspect, mais le cœur débordant de foi et de certitude. C'était des prêtres de choc, des combattants de la foi habitués à en découdre avec les démons de toute espèce. Ils avaient remporté des batailles contre les infidèles et les avaient soumis à Dieu dans les lointaines colonies.

À l'instar de notre bon curé, ces pères vivaient dans la pauvreté. Ils firent forte impression sur les croyants par leur maigreur et leur dénuement, mais aussi par leur autorité sans concession. En les voyant, plus encore en les écoutant, chacun se sentit soutenu et reprit courage.

Dès le dimanche qui suivit leur venue, les missionnaires s’en allèrent seuls sur la côte chercher la barque de marbre qui amenait du Ciel Notre-Dame-des-Neiges. Quelques paroissiens bien informés dirent que la Sainte Vierge avait jeté l’ancre à Pempoull (Paimpol), mais d’autres affirmèrent que c'était au port de Enes Veur (l’Ile Grande) d’où ils étaient eux-mêmes originaires et qui est l’île des carriers.

Nul ne s'étonna que la Dame de la Montagne fût désignée pour arrêter la canicule, ni qu’elle vînt par l’océan ni qu’elle voguât dans une chaloupe qui n’était pas adaptée à la navigation. Monsieur Anaoudeg, le directeur de l’école des garçons (l’école laïque), donna son avis puisqu’il enseignait la géographie. Il expliqua que la Sainte Vierge arrivait des Alpes après avoir descendu le Rhône, traversé la Méditerranée, passé les Colonnes d’Hercules et remonté l’Océan Atlantique jusqu’à la Bretagne. Il ne précisa pas pourquoi la Dame de la Montagne avait été choisie ni pourquoi elle avait préféré la mer incertaine à la route caillouteuse mais sûre.

La plupart des chrétiens ne se posèrent pas de question. L’important était que la Sainte Vierge secourût les Bretons.

Personne ne doutait qu’elle serait en mesure de faire tomber la neige au cœur de l’été ni qu'elle fournirait aux sources asséchées l'eau de la mer débarrassée du sel.

Les moines revinrent donc au village en plein milieu de la grand-messe du dimanche, tirant la chaloupe qu'ils avaient hissée sur une charrette. Debout, attachée dans sa barque de marbre, la Vierge Marie souriait et berçait dans ses bras le doux Enfant Jésus.

Les cloches de l'église sonnèrent à toute volée, comme au dimanche de Pâques lorsque le Seigneur renaît à la vie. Emmenés par notre Guide, les croyants abandonnèrent l'église en désordre et se ruèrent à la rencontre du cortège pour accompagner la Sainte Vierge en chantant des cantiques. Les missionnaires traînèrent le bateau dans la nef où l'on entonna le "Gloria in excelsis Deo" (Gloire à Dieu dans les cieux).

Le saint Recteur termina la messe par des actions de grâce pour remercier le Ciel et la Vierge Marie de leur soutien. Puis il renvoya les fidèles se reposer chez eux avant les vêpres. Il ajouta que les moines et lui-même jeûneraient pendant neuf jours et invita ses ouailles à suivre leur exemple.

Quand on s'en retourna vers Dieu dans l'après-midi, on découvrit une église transformée. Les missionnaires avaient recouvert les murs de draps blancs piquetés de crucifix, car il n'y avait plus de fleurs. Dans le transept, sur les bas-côtés, dans le chœur et aux entrées, ils avaient exposé les drapeaux et les bannières par dizaines, allumés des cierges par centaines, dressé les multiples statues des saints et des saintes que l'on entassait dans les coffres et les placards de la sacristie.

La neuvaine débuta sur-le-champ, neuf jours de prières et de pénitences ininterrompues pour que Dieu sorte enfin de sa torpeur et fasse tomber la pluie. La décision fut prise de rendre visite aux saints de la paroisse pour qu’ils intercèdent en faveur des hommes sur le point de mourir de soif.

Dès le lendemain matin, les fidèles vêtus de leurs habits du dimanche et levant bannières et drapeaux se dirigèrent en grande pompe vers la fontaine Stang-Pêr (l'Étang de Pierre) toute proche mais à sec elle aussi pour demander à saint Pierre de laisser couler l’eau. Il y eut foule à cette première procession, et ceux qui ne chantaient pas les cantiques, chapelet à la main, priaient.

Hélas, trois fois hélas, saint Pierre resta de marbre.

Les chrétiens se tournèrent vers saint Jean le baptiseur, lui qui avait tant besoin d’eau pour ouvrir aux hommes les portes de l’Eglise et le chemin du Paradis. Néanmoins malgré les prières insistantes, les pleurs déchirants et les cris désespérés, le saint n'entendit pas. Peut-être s'était-il retiré au désert ? Peut-être était-il mort de soif ?

Le jour suivant, les paroissiens marchèrent jusqu'à la chapelle de Christ, sur le Menez-Hoguéné, car des croyants avisés disaient qu'il fallait s'adresser au Fils puisque le Père était souffrant. Malheureusement, Jésus lui-même se tut. Devant son mutisme, on crut qu'il était définitivement mort sur la croix et l’on eut pitié de lui.

La kyrielle des croyants se rendit ensuite à Saint-Eloi pour tenter d’obtenir audience du patron des charrons et des maréchaux-ferrants, lui qui soignait les chevaux et leur donnait à boire. Las ! la fontaine était à sec. Le bon saint Eloi ne transmit aucune réponse du Ciel ; il se tint coi.

Dieu demeurait sourd aux prières des hommes.

Les fidèles poussèrent plus loin encore, cette fois dans les paroisses voisines. On visita sainte Marguerite et saint Roch de Gurun-uhel (le Tonnerre-d'en-haut) qui restèrent silencieux à moins qu'ils ne fussent eux aussi atteints de surdité.

Puis le cortège se déplaça à Loc-Envel, village perdu dans la Forêt-du-Jour et distant de trois grandes lieues, pour supplier le saint qui savait parler à la rivière de désaltérer les croyants.

Pourtant saint Envel qui avait obligé le Gwic (une rivière) à se taire parce qu'il faisait trop de bruit fut incapable de le remettre en eau alors que les enfants mouraient de soif. C’était déconcertant car, dans l’incomparable église de Loc-Envel, perle de granit dans un écrin de tombeaux, une bannière dorée affichait en breton : « Sant Envel diwall ho pugale » (Saint Envel protège vos enfants).

Au neuvième jour, on termina par un pèlerinage à Saint-Hervé du Menez-Bré où l'eau de la fontaine miraculeuse guérit d’habitude les aveugles, les malentendants et les boiteux.

Cette dernière procession réunit une multitude de chrétiens venus du Bro-Dreger (Trégor) bien sûr, mais aussi du Bro-Leon (Léon), du Bro-Gernew (Cornouaille) et du Bro-Sant-Brieg (Pays de Saint-Brieuc).

Ce fut un défilé gigantesque d'hommes de femmes et d'enfants, un fleuve qui ne courait pas à la mer mais qui montait au Ciel.»

(La Fée au Sel reprend son souffle et dit : « Laissez-moi vous conter ce qui s’est passé ensuite. Je revois les images comme si c’était hier. Accompagnez-moi comme si c’était aujourd’hui. »)

« Les Gwalarn ont quitté leur village ce matin de bonne heure pour attendre la procession au bas de la Montagne Sacrée. Kado-vras (le Grand Kado) n’est pas à leur tête, car il n’a pas souhaité se mêler à cette bondieuserie. Dame Gwalarn mène la famille ; son fils Bleiz ("le Loup") marche à son côté puisqu’il partage déjà le pouvoir avec son père. Derrière eux viennent Erwan et Fañch, les frères de Kado-vras, puis les sœurs Kernevad (les sœurs de Dame Gwalarn), enfin les jeunes sortis de l’adolescence et la ribambelle des enfants.

On s’est rendu compte ce jour-là que les Gwalarn formaient un groupe imposant. Ils ont revêtu leurs beaux costumes bretons, chapeau rond, gilet brodé, pantalon bouffant pour les hommes, pantalon droit pour les jeunes gens ; robe ample, fichu de dentelle et coiffe pour les femmes et les jeunes filles.

Dès qu’il a vu la marée humaine, Bleiz a délaissé les siens pour rejoindre le groupe des pénitents.»

(Je ferme les yeux pour mieux me souvenir.)

« Les premiers pèlerins arrivent de l'ouest en chantant des cantiques apportés par le vent et dont l’intensité croît à mesure que la procession approche. Les entendez-vous ? Elle a emprunté la route du Manac'h-Ty (la Maison du Moine) qui est la moins pentue pour accéder au Menez-Bré, la Montagne Sacrée.

Elle vient. Surmontée de bannières et de drapeaux qui claquent au vent, elle progresse avec lenteur et se fraye un sillon dans une mer humaine qui l’a précédée ; on y voit moutonner les coiffes blanches.

Voici des gizioù (costumes de fête) peu connus en Trégor, de chrétiens qui ont parfois voyagé plusieurs jours. Ce sont des gizioù Kastell-Newez (costumes à la mode de Chateauneuf-du-Faou), au cœur d'argent brodé tenu par l'Épingle du Pardon, des gizioù Karaes (costumes à la mode de Carhaix) tel celui que montre Dame Gwalarn aujourd’hui, des chikoloden Kastell-Paol (coiffe de Saint-Pol-de-Léon).

Les costumes les plus beaux sont certainement les habits de damas de Brignogan et Plouneour-Trez, robes rouges et violettes galonnées d’or, coiffes aux larges bavolets et châles de tulle.

Bien sûr, la coiffe la plus commune ici est la touken du Trégor (tout le pays vu depuis le sommet du Menez-Bré appartient au Trégor) avec ses pointes tombant sur les côtés. De même, le magnifique ensemble de Gwengamp (Guingamp) se remarque beaucoup, amples robes de couleur, grandes cornettes aux barbes relevées sur l’arrière, jabots de dentelle et châles brodés.

Les pèlerins sont venus de tous les pays bretons pour participer au plus vaste rassemblement de chrétiens connu depuis longtemps.

En tête de la procession, voici la Sainte Croix présentée par un prêtre en aube blanche. Les croyants se pressent devant le Christ et s'agenouillent sur son passage ou tentent de lui baiser les pieds. Ceux qui y parviennent se redressent victorieux, transfigurés, submergés de bonheur. Ils hissent haut leurs croix et leurs bannières.

Ceux qui souffrent et ceux qui sont dans la misère, les malades, les impotents, les diminués, les démunis, tous sont sauvés par la Grâce, tous sont guéris. On assiste à quantité de miracles : les aveugles voient ; les grabataires partent en courant ; les muets poussent des cris de joie ; les pauvres reçoivent la parole divine. Dieu est à l'ouvrage !

La grande bannière de sainte Anne suit la Sainte Croix. Les hommes qui la soulèvent se relaient à bref intervalle, car elle est lourde. C'est une sorte de voile rectangulaire cousue d’or avec, en effigie, sainte Anne, patronne de la Bretagne, qui apprend à lire à la Sainte Vierge. Des enfants tiennent les cordons tendus comme des haubans. En la voyant, les fidèles se signent et récitent des prières.

Voici la statue de saint Hervé portée par quatre jeunes gens qui marchent en cherchant leur équilibre. C'est une statue de bois peint qui ne semble pas très pesante. Toutefois elle est assaillie par des aveugles qui s’évertuent à la toucher, gênant les porteurs dans leur cheminement.

La bousculade augmente encore à cause de femmes qui, ayant fixé leur coiffe à l’extrémité d'un bâton, essaient par ce moyen de frotter le visage du saint. On dit que c'est la meilleure façon d’obtenir une guérison pour soi ou pour un proche. Saint Hervé fait souvent des miracles au Menez-Bré ; les nombreuses cannes blanches accrochées aux murs de sa chapelle en sont la preuve.

Derrière la bannière de saint Hervé suivent celles de sainte Trifine, épouse du méchant Konomor, et de saint Trémeur, leur enfant qui offre sur un plateau sa tête coupée. Les croyants frémissent d'horreur au souvenir de Konomor, ce prince des temps anciens qui a tué sa femme et son fils parce qu’il avait rêvé que ce dernier lui ôterait son pouvoir. Les sept évêques de Bretagne réunis en concile au Menez-Bré l'avaient excommunié, mais l'âme de Konomor hante toujours la Montagne Sacrée.

Plus loin vient la statue de la Vierge Noire amenée à pied depuis la basilique Notre-Dame-de-Bon-Secours de Gwengamp. Elle porte son manteau des jours saints, rehaussé d’argent et de pierreries. Des garçons et des filles qui se tiennent par la main l'entourent en riant et en chantant des cantiques. Des païens disent que la Vierge Noire est la Déesse Mère primitive des Anciens Bretons. Aucun prêtre ne conduit ce groupe.

Puis voici le saint Recteur, notre Guide – Que Dieu lui donne du courage ! – vêtu de sa soutane défraîchie sur laquelle il a passé une simple aube un peu courte et son étole verte des dimanches d'après Pentecôte. Il tient religieusement l'ostensoir du Saint Sacrement et marche avec précaution sur le chemin caillouteux raviné par les pluies d'hiver. Il est nu-pieds, car il se veut "beleg beteg an douar" (prêtre à même la terre)*.

Les pénitents le suivent, hommes le chapeau à la main, femmes la tête couverte d'un voile noir, les uns et les autres baissent les yeux en signe de contrition. Les missionnaires qui les accompagnent reçoivent les confessions, déterminent les pénitences et accordent la rémission des péchés.

Bleiz Gwalarn se trouve parmi eux, le regard fixe, tout à son repentir, dévidant un chapelet qu'il égrène dans son dos. Lui seul sait les fautes dont il se sent coupable. Son visage éclairé par la foi exprime que le Dieu Tout-Puissant l’accueille dans sa Grâce. Nul ne doute que l'aîné des Gwalarn soit un bon chrétien.

À l’approche du saint Recteur et de l’ostensoir, les pèlerins qui se pressent sur les bords du chemin s’agenouillent, et l'on ne peut savoir si une telle déférence est destinée à Dieu ou à son noble serviteur.

Lorsque notre Guide heurte une pierre, il vacille comme un arbre sous la cognée, hésite un instant et repart en tremblant. Il a les pieds en sang. On l’a vu grimacer de douleur, fermer les yeux, respirer profondément, redresser ce Dieu qu'il tient à bout de bras et reprendre son atroce cheminement.

Le saint Recteur monte au Golgotha. (« Seigneur, viens à son secours ! »)

Des mères se lamentent auprès de lui prenant le Ciel à témoin de cette inhumaine souffrance. Des hommes pleurent en silence tant ils jugent ce supplice injuste et dégradant. Plus on s’élève sur la Montagne Sacrée, plus le prêtre est en difficulté, mais plus les croyants chantent avec ferveur pour l'encourager.

On progresse lentement. Soudain notre curé, déjà bien fatigué, bute contre une pierre aiguë et tombe pour la première fois. (« Seigneur, maintiens-le en vie jusqu'au Jugement Dernier ! ») On se précipite vers lui, mais il refuse toute aide. Il se met à genoux et soulève le Saint Sacrement. Les fidèles effrayés par la proximité de Dieu reculent devant Sa toute puissance.

Le saint Recteur se relève avec peine et se remet à marcher.

Les jeunes prennent alors des initiatives. Les filles d’abord précèdent notre Guide pour enlever les cailloux du chemin. Puis les garçons courent de tous côtés arracher des fougères et des genêts desséchés qu'ils jettent sous les pas de notre saint Recteur afin d'adoucir son calvaire.

Mais au fur et à mesure que la procession monte sur le Menez-Bré, les genêts et les herbes se font rares et les cailloux plus nombreux. Le martyre du saint homme s'accroît.

On est en vue de la chapelle Saint-Hervé lorsqu’il tombe pour la seconde fois.

Alors, pour soutenir notre curé, les pèlerins entonnent le Cantique du Paradis* : « Jésus combien est grande la joie de l'âme quand elle est dans la grâce de Dieu et sous Sa protection. »

Le saint Recteur ne bouge pas (« Seigneur, je t'en supplie, assiste ton serviteur ! ») Les yeux mi-clos, il halète comme une bête blessée. La sueur et les larmes coulent sur son visage. Il souffre atrocement. Deux jeunes gens qu'il n'a pas la force de repousser le remettent sur ses pieds.

C'est à ce moment que Bleiz Gwalarn ôte sa "chupenn" (sa veste). Il l’étend avec soin devant les pieds du saint Recteur. Les hommes qui se tiennent à proximité l’imitent, et il y a tout à coup un tapis de velours entre notre Guide et le porche de la chapelle.

Le saint Recteur fait de nouveau quelques pas. Il touche au but, mais il est dans l’incapacité de se tenir debout. Il s’incline tel un arbre qu’on abat et tombe pour la troisième fois.

Un cri de désespoir s’élève de la foule effarée ; on est pris de terreur et de pitié. D’aucuns disent que la punition est exagérée et qu’il convient d’y mettre un terme. On tremble pour la vie même de notre curé. Qu'importe la colère du Ciel si, pour qu'elle s'apaise, il faudrait sacrifier le meilleur prêtre qui soit. Le pire serait qu’il meure.

Découvrant l'injustice de Dieu, les chrétiens lui donnent tort et estiment que le prix exigé pour le pardon de leurs fautes est exorbitant.

Cependant à la réprobation des fidèles se mêle la crainte de l'Enfer. Les justes critiques envers le Ciel se perdent vite dans des interrogations dilatoires : qu'a-t-on fait de mal pour que le saint Recteur subisse cet affreux châtiment ? Un seul homme doit-il supporter tous les péchés du monde ? Ne pourrait-on partager son fardeau ?

Des jeunes gens ont remis le pauvre prêtre sur ses genoux. Dans un douloureux et dernier effort, saisissant d'une main son étole et de l'autre l'ostensoir qui traîne désormais à terre, notre Guide parcourt à genoux les ultimes mètres qui le séparent encore de la chapelle Saint-Hervé.

Lorsqu’il atteint le but, les croyants entonnent le « Credo in unum Deum » (Je crois en Dieu) pour remercier le Seigneur qui a bien mérité de leur profession de foi.

(Voilà ce que j’ai vécu comme des milliers de chrétiens.)

« La chapelle était trop petite pour contenir tous les fidèles qui se trouvaient maintenant sur la Montagne Sacrée. On improvisa donc un autel au sommet de la colline, près du rocher qui affleure non loin, le Rocher de Souveraineté de Kado-vras, le maître des Gwalarn.

Le saint Recteur n'étant pas en état de dire la messe, on l’assit à la droite de Dieu. Puis on participa à l’office qui se prolongea plus qu’à l’accoutumée. En effet, les cantiques étaient chantés par des groupes si dispersés qu’il n’était pas possible de garder la mesure. Quand les plus éloignés commençaient leur refrain, les premiers l’avaient achevé depuis un certain temps, et il fallait patienter dans une joyeuse cacophonie.

Ensuite, nombre de chrétiens communièrent, et la distribution des hosties fut longue en dépit du renfort des missionnaires.

Il faisait chaud. À l'Ite missa est (fin de la messe) les croyants soupirèrent en chœur. Ils étaient fatigués, ils manquaient d'eau, ils avaient faim. Les enfants pleuraient ; leurs parents s'impatientaient.

Notre Guide se releva difficilement. Il entra dans la chapelle Saint-Hervé d'où il sortit en montrant un bâton fourchu à une extrémité. C'était une canne ou une béquille usagée qu'un aveugle guéri avait suspendue en ex-voto ; elle permettrait à notre saint Recteur de marcher.

On pensa que la cérémonie était finie, qu’on allait rentrer chez soi, se reposer enfin. C’était mal connaître notre Guide qui n’abandonnait jamais un travail avant qu’il ne soit terminé. Car son but n’était pas de conduire les pèlerins au sommet de la Montagne Sacrée, mais de les mener jusqu’à la fontaine Saint-Hervé, celle que les païens appellent la Source du Soleil, pour tenter d’obtenir de l’eau.

Des hommes proposèrent un brancard que le saint Recteur refusa. Ils transportèrent alors notre curé sur son siège après avoir placé quatre hampes de drapeaux en croix sous le fauteuil que huit jeunes gens soulevèrent sans peine et que deux garçons maintinrent pour qu’il ne chute pas.

La procession se reforma pour se rendre à la fontaine qui est située un peu en contrebas, vers l'est, dans la direction de Gwengamp. Quand on fut sur place, les chrétiens s’assemblèrent en rangs serrés et concentriques autour de la source tarie.

Lorsque l’agitation cessa auprès de lui, le saint Recteur délaissa son siège posé à terre par les porteurs. Il s’approcha de sa fontaine vide, regarda tristement les pierres sèches, le cresson mort, et l’on partagea sa détresse. Il se mit en prière, implorant le Seigneur de le secourir.

Les croyants agenouillés entouraient le saint prêtre et priaient avec lui. Bientôt notre Guide se redressa. Il écarta les bras en levant les yeux au ciel selon le rite de l'Elévation. Il versait des larmes de sang. À ce moment il saisit son Bâton fourchu et en frappa le perron de la fontaine comme font les druides de l'ancienne religion, ces Adorateurs du Soleil tant décriés par notre sainte mère l’Eglise.

Tout de suite un coup de tonnerre roula dans le ciel bleu du côté de la chapelle et l'eau jaillit tel un fleuve bouillonnant qui dévala les pentes de la colline.

« Miracle ! Miracle !» crièrent les pèlerins. La Montagne Sacrée devint un cri. Les fidèles riaient et pleuraient à la fois. Les hommes se congratulaient ; les femmes s'embrassaient ; les jeunes chantaient et dansaient de bonheur.

Soudain un nom surgit on ne sait d'où, peut-être issu de la source avec l'eau vive, à moins qu'il ne soit tombé du ciel avec le tonnerre. Il courut sur toutes les lèvres : Sant Eizhved ! (le saint Huitième !) Les Bretons avaient canonisé notre curé !

Aux Sept saints Fondateurs de l'Eglise de Bretagne, saint Pol de Léon, saint Tugdual de Tréguier, saint Brieuc, saint Malo, saint Samson de Dol, saint Patern de Vannes, saint Korentin de Quimper, ils ajoutaient un saint majeur, Sant Eizhved, le saint Huitième, le stupéfiant Recteur qui d'un geste péremptoire avait réveillé le Ciel et sauvé les Bretons de la désastreuse sécheresse.

On se disputa pour boire l'eau pure de la fontaine Saint-Hervé. Beaucoup de croyants félicitèrent le saint Huitième et baisèrent le bas de sa chasuble en signe de soumission à la sainte Eglise, à Dieu et à son serviteur.

On chanta des actions de grâces, de nouveau des cantiques, et l’on termina par le « Notre Père qui êtes aux cieux… »

Quand le soleil descendit vers l’océan lointain, le saint Huitième accepta de quitter la colline et, cette fois, d'être porté sur un brancard.

Ce jour extraordinaire qui vit la Bretagne s'enorgueillir d'un huitième saint majeur fut appelé "Deiz-ar-Burzhud" (le Jour du Miracle).

C'est depuis cet événement que l'église du village de Loar-gat ("Le Combat de la Lune »), paroisse de notre saint Recteur, est une cathédrale, tant il est vrai qu'un saint, fût-il un pauvre prêtre, vaut bien un évêque. »

(Ainsi parla Maï Kornig un soir, à la veillée).

 

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 La naissance de Marc Posté Le 24/12/2011 

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"La Colline des Sortilèges"

Chapitre 14 : la naissance de Marc

L’enfant naquit le matin du solstice d'hiver. C'était un lundi. La lune était grosse, d'une taille et d'une couleur inhabituelles. La même nuit, une des juments de Tad-kozh mit bas un poulain que le grand-père appela Pryderi (souci), nom du fils de Pwill et de la déesse Rhiannon.

Quelques jours avant l'accouchement, Dame Gwalarn avait pris les choses en main et demandé à la Fée au Sel de se tenir à la disposition de sa bru ; les deux jeunes servantes, Katell et Vona, étaient trop inexpérimentées pour s'occuper d'une parturiente.

La Fée au Sel, bien qu'elle fût maigre et sèche, avait une énergie et une résistance étonnantes. Elle veilla Françoise d’Estier durant trois nuits et la soutint jusqu'à la délivrance.

Dame Gwalarn et Maï Kornig formaient une équipe d'une solidité sans faille et d'une compétence rare. La Fée au Sel se vantait d’avoir mis au monde non seulement les enfants de Mamm, mais aussi ceux de ses sœurs et ceux des frères de Tad -kozh, c'est-à-dire toute la deuxième génération.

Désormais elle participait à la naissance de la troisième génération qui comprenait les enfants de Bleiz (il en avait trois déjà), ceux de Naïg et de Marc'harid, ses sœurs, sans oublier les petits cousins et les petites cousines de l’immense parentèle. Il lui arrivait, dans les cas difficiles, d’aider les vaches à vêler et les juments à mettre bas. Cela lui avait procuré un savoir-faire reconnu.

Dans la nuit, alors que l'épouse de Bleiz s'était assoupie, la Fée au Sel dit à Mamm :
— Ce bébé nous créera du souci. Je suis sûre que les korriganes surveillent la maison des Gwalarn et dansent sous la lune en guettant sa venue.
D'un air entendu elle ajouta :
— Dans le cimetière tout proche des tombes gardent la trace d'injures récentes que le Ciel ne peut pardonner. On doit redouter le pire.

C'était le quatrième enfant que Françoise d’Estier donnait à Bleiz, et il n'y avait eu aucun problème, ni à l’occasion des naissances ni par la suite. Dame Gwalarn fit taire Maï Kornig et lui défendit de parler à quiconque de ses pressentiments. Non que Mamm ne crût pas sa servante, car la Fée au Sel avait des dons de voyance et de divination. Néanmoins la grand-mère ne désirait pas alerter prématurément la famille. Nul n'échappait à sa destinée ; il n’était donc pas urgent de s'en préoccuper.

D'autant que la Grenouille de bénitier se trompait parfois, rarement il est vrai, mais le cas s'était produit.

Françoise d’Estier accoucha dans la chambre conjugale interdite depuis plusieurs jours aux enfants. Cela faisait trois mois que l’aîné des Gwalarn dormait au grenier dans une pièce aménagée pour les servantes qu'il avait envoyé habiter dans l'appartement des enfants. C'était tout à son honneur de s’être tenu loin de Françoise d’Estier dans cette période ou la jeune femme avait souffert de nausées.

Quand les contractions débutèrent, Mamm aussitôt informée jugea qu'il était trop tôt pour prévenir le docteur Mezegiezh.

Au milieu de la nuit, lorsque l'épouse de Bleiz fut au supplice, la Fée au Sel craignant de ne pas réussir seule la sortie du bébé fit de nouveau venir Dame Gwalarn. Françoise se calma dès que Mamm fut entrée dans la chambre, soit qu'elle ne voulût pas révéler sa fragilité devant sa belle-mère, soit qu'elle fût rassurée par sa présence.

L'accouchement s’effectua dans la douleur. Puisque l'enfant se présentait normalement, Dame Gwalarn décida qu’on se passerait du médecin. Maï aida Françoise d’Estier à pousser, à pousser de toutes ses forces en dépit de sa souffrance, jusqu'à ce que le bébé, la figure tuméfiée, franchisse la porte de la vie. Elle prit le petit par les pieds et le fessa sans nécessité, car il criait déjà en respirant à pleins poumons. La Fée au Sel considéra que si l'enfant avait hâte de commencer son existence, c'est parce qu'il savait que le temps lui serait compté.

Dame Gwalarn coupa le cordon ombilical, acte essentiel qui lui revenait de droit. La grand-mère qui n'était pas expansive n'avait pas établi de rapports amicaux avec sa bru. Malgré cela, elle la félicita et l'embrassa, comme à chaque naissance, ce qui faisait ainsi quatre baisers en cinq ans. Bien que sa bru fût une « étrangère », il y avait des circonstances où le cadeau qu'elle offrait aux Gwalarn était si important que Mamm en oubliait sa rancœur.

Cependant les bonnes intentions ne duraient pas, car si tout nouveau-né était un Gwalarn, sa bru, elle, ne le serait jamais. D’ailleurs c'était Bleiz le véritable géniteur. Il avait bien travaillé ; on était fier de lui.

Devant un tel succès, Mamm aurait presque admis que son fils aîné avait eu raison d’épouser cette fille eus ar Vro-C'hall (de France) qui lui donnait de si beaux enfants.

Pendant que les femmes entouraient Françoise d’Estier, Tad-kozh, lui, demeura auprès de sa jument qui n'en finissait pas de lécher son poulain pour le débarrasser de l'humidité maternelle.

Maï Kornig annonça aux hommes la venue au monde du garçon. Elle ne put s’empêcher de dire qu'il s’était arrangé pour assister au lever du soleil, ce qui indiquait qu'il n'avait pas une minute à perdre et que les embêtements ne tarderaient pas.

Elle se trompa sur ce point, car il plut sans discontinuer toute la journée ; ceci lui permit d’affirmer que le ciel s'était voilé la face pour ne pas voir celui qui arrivait.

Dans la matinée elle expliqua à sa maîtresse que la pluie était un signe supplémentaire des ennuis prévisibles. La grand-mère haussa les épaules. Elle était en colère contre son mari qui aurait pu nommer autrement le poulain de Rhiannon pour conjurer le sort ; mais Tad-kozh n’avait pas souhaité s’opposer aux dieux.

Les choses se gâtèrent vers midi. Le docteur Mezegiezh était en visite lorsqu'on lui apprit la naissance chez les Gwalarn.

Quand il entra dans la maison, Mamm ne répondit pas à son salut, parce qu'il ne s'était guère pressé de venir. Elle détourna la tête, faisant comprendre au médecin qu'on s'était passé de lui une fois encore. Il ne se formalisa pas de l'humeur de cette femme à qui il parlait peu, lui préférant son mari, Tad-kozh, avec lequel il était en bons termes.

Il pénétra dans la chambre et complimenta Françoise d’Estier que Maï avait assise dans son lit. Il ôta sa pelisse et prit son stéthoscope dans la volumineuse sacoche de cuir qu'il transportait toujours avec lui. Il fit installer le bébé sur une table recouverte d'un drap blanc et qui était placée près de la fenêtre. Il pleuvait depuis la fin de la nuit. À travers les carreaux embués, on distinguait à peine les hauts murs du cimetière, mais on ne voyait pas l'église-cathédrale pourtant toute proche.

La Fée au Sel démaillota le bébé qui ne cessait de gigoter et de geindre.

Dame Gwalarn vint dans la chambre et se tint à l'écart, le visage fermé, n’accordant ostensiblement aucun intérêt au docteur Mezegiezh. Celui-ci écouta battre le cœur du bébé avec son stéthoscope. L’enfant cria de plus belle à cause du contact froid du pavillon métallique. Le médecin rangea son appareil et saisit dans ses énormes mains les petits membres du bébé qu'il massa comme s'il remodelait les os.

Il vérifia le fonctionnement des articulations et des muscles, et la Fée au Sel s'aperçut qu'il effectuait à plusieurs reprises la même opération, s'attardant sur les pieds du bébé qu'il compara longuement, regardant de plus près le pied gauche.

Mamm avait relevé la tête. Maï Kornig ayant remarqué l'air soucieux de sa maîtresse s'adressa au docteur Mezegiezh en breton, afin de ne pas alarmer Françoise d’Estier :
— Quelque chose ne va pas ?

Le médecin fit semblant de ne pas entendre. Il était à contre-jour près de la table à langer et tournait le dos à la jeune femme allongée dans son lit. Françoise d’Estier ne pouvait voir ce qu’il faisait. Son bébé pleurait, mais elle ne s’en inquiétait nullement, car ce n'était pas son premier né.

Dame Gwalarn montrait une figure avenante pour donner le change à sa bru. Elle ne s'approcha pas du docteur Mezegiezh qui, à ce moment là, tenait le bébé debout en lui soulevant les aisselles. Il reposa bientôt l'enfant et, se penchant vers Françoise d’Estier, lui demanda en souriant :
— Quel prénom portera ce garçon ?
— Nous l’appellerons Marc, c’est le second prénom de mon père, répondit la jeune femme.

Le médecin se rhabilla, salua Françoise d’Estier et sortit, suivi par Mamm dont le regard se durcit dès qu'elle eut refermé la porte de la chambre. Dame Gwalarn descendit l'escalier en soufflant à chaque marche et rejoignit le médecin.

Bleiz qui n'attendait rien de mal du docteur Mezegiezh servait ses clientes dans la boucherie. Mamm entraîna le médecin dans la salle commune des Gwalarn et pria Katell de quitter la pièce.

Le docteur Mezegiezh baissait la tête.
— Qu'y a-t-il ? questionna Mamm d'une voix sourde, mais impérieuse.
— C'est un petit cheval, un pied-bot, marmonna le médecin en s’étranglant à demi.

Dame Gwalarn reçut le verdict comme un coup de massue. Elle s'assit à l'extrémité du banc de table et murmura :
— Ma Doue binniget ! (Mon Dieu béni !)

L’horreur et la stupéfaction l'étreignaient. Jamais pareil malheur ne s'était abattu sur la famille. Jamais l’on n'avait été confronté à une telle complication. C’était sûrement la faute de Françoise d’Estier. Oui, Dame Gwalarn l'avait bien dit qu’il s’agissait d’une mésalliance. Et voilà que le Bon Dieu lui donnait raison.

Néanmoins c'était une piètre consolation mesurée au drame qui l’atteignait soudain. Pour l'heure, il fallait lutter et démontrer une fois de plus qu'on était des gens de fort caractère qu’aucune
adversité ne diminuerait.
— Que faire, Docteur ? souffla-t-elle.

Le médecin s’apprêtait à partir. Dame Gwalarn se leva de son siège et se dressa de toute sa grandeur, raidie par le défi que le Ciel lui lançait, prête à entendre la réponse qu'elle redoutait.

Il n'y avait pas de solution. On ne savait pas ôter cette malformation, réduire ce handicap. Le docteur Mezegiezh ouvrit la porte, mettant un terme à un échange qui ne pouvait se prolonger devant les clientes de la boucherie.

Dame Gwalarn s'intéressait à la médecine et elle souhaitait qu'un de ses petits enfants choisisse ce beau métier et suive l’exemple de Arzhel. Elle avait lu dans un journal, ou peut-être était-ce dans un livre, une étude sur les pieds-bots. Elle avait retenu qu’une intervention chirurgicale n'était pas envisageable. On disait que le mal était héréditaire ; Mamm l'avait noté avec soulagement, car rien de semblable n'était advenu ni chez les Kernevad ni chez les Gwalarn. L’origine était à rechercher du côté de Françoise d’Estier.

Mamm ne céda pas au découragement. Si la médecine officielle ne proposait pas de remède, il en existait une autre qui était souvent efficace. Toutefois, dans ce domaine, il valait mieux laisser agir Maï Kornig. Elle seule avait le savoir et les relations indispensables.

Dame Gwalarn fit mander la Fée au Sel. Les deux femmes revêtirent leurs manteaux de pluie et quittèrent la maison pour s'entretenir dans le cimetière loin des oreilles indiscrètes si ce n'est celles des exécrables Kornandons.

La Grenouille de bénitier ne fut pas étonnée d'apprendre que le bébé était pied-bot. Appuyée au mur de l'église-cathédrale, le front touchant le granit, Mamm pleura pour la première fois de sa vie sous les yeux d’un tiers. Maï qui n'était pas un cœur tendre fut cependant prise de pitié pour sa maîtresse. Elle versa quelques larmes compatissantes pour atténuer la souffrance de la vieille femme et s'écria en breton :
— Maudit soit le soleil, maudite soit la lune, maudite soit la rosée qui tombe sur la terre !*

La Fée au Sel connaissait l'origine du mal qui frappait les Gwalarn. Elle n'aimait pas Françoise d’Estier chez qui elle ne
travaillait que par exception, étant au service exclusif de Mamm et de Tad-kozh. Quand Bleiz avait épousé Françoise, Maï
n'avait pas apprécié d'être rejetée par cette « étrangère » qui lui avait préféré deux jeunes servantes sans expérience, mais faciles à commander. Celle qui gardait la mémoire des Gwalarn, celle qui était la vatezh-vras (la servante principale), la plus ancienne employée de la maison, la plus compétente évidemment, estimait qu'il lui revenait de servir le futur maître. Bleiz obtiendrait un jour tous les pouvoirs ; il hériterait de tous les biens. La Fée au Sel aurait eu son avenir assuré si elle l’avait suivi. Françoise d’Estier en avait décidé autrement.

Maï Kornig ne s'était pas vengée de cet affront. Elle avait parfois, sans dévoiler son ressentiment, apporté son aide à Bleiz et à son épouse lorsque Mamm l'avait ordonné, mais sans se lier d'amitié avec la jeune femme. Elle pensa que le Ciel la vengeait et dit :
— Et que la Malédiction rouge tombe sur les C’hallaoued ! (sur les Français)**

Horrifiée par ces mots, Mamm toisa la Fée au Sel et asséna :
— Cet enfant est un Gwalarn, fils de Bleiz, petit-fils de Tad-kozh, mon mari ; c'est aussi mon petit-fils. Il doit être sauvé par tous les moyens. Telle est ma seule volonté.

Maï Kornig s'inclina. Elle avait attendu longtemps ; elle saurait patienter encore. Très vite, comme une bonne écolière, elle récita sa leçon :
— Saint Hervé du Menez-Bré le guérira avec l'eau de sa fontaine qui est la plus pure qui soit. Le troisième fils du roi de
Lannuon (Lannion) était bossu et tortu. Il s'est jeté dans la fontaine et en est ressorti droit comme un « i ». Il y a des béquilles dans la chapelle en haut du Menez-Bré.
— Je ne crois pas à cette histoire, dit Mamm, dubitative.
— Saint Grégoire de Kalaner (Calanhel) peut sauver le bébé, reprit la Grenouille de bénitier. Sa chapelle est située près de Kerudu. Il guérit toutes sortes de maux et soigne les enfants qui tardent à marcher. Par la même occasion, nous irons voir saint Maur ; il se trouve juste à côté. Les béquilles dans sa chapelle sont la preuve que certains sont repartis sur leurs pieds.

Désarçonnée par l’air incrédule de sa maîtresse, Maï s'interrompit un instant. Sans renier sa foi, la Grenouille de bénitier poursuivit :
— Allons à Sant-Nikolaz (Saint-Nicolas du Pélem) rendre visite à saint Trémeur, le fils de l’impitoyable Konomor. À l'intérieur de sa chapelle, il y a un bassin profond où l'on baigne les enfants qui ne peuvent marcher. Sainte Trifine, sa mère, viendra à notre secours.

« J'y pense, voyons saint Eloi, lui qui soigne les chevaux. C'est le patron des forgerons. S'il remet en état le pied d'un cheval, à plus forte raison saura-t-il délivrer de son mal notre nouveau poulain. Sa fontaine jouxte son église.

« Si cela ne convient pas, il y en a une autre, celle de Lochrist-an-Iselvet en Guinewez près de Montroules (Morlaix). Par la grâce du Seigneur Tout-Puissant, avec l'inspiration du bon Ange et de la Vierge Marie qui fait des miracles, sûr, nous le guérirons ! »
— Il faut tout essayer, dit Mamm qui recouvrait ses forces. Dieu ne nous abandonnera pas dans le désarroi puisque les Gwalarn n'ont pas démérité.
— Si nous échouons, répondit  Maï Kornig, je sais où demeure un rebouteux qui lui replacera son pied.
— Qui est-ce ?
— C'est Ifig ar Gam (Yves le Boiteux) de Plou-Gonveur. Il est habile ; il sait même où pousse l'Herbe d'or !
Mamm ne comprit pas en quoi cette dernière capacité du rebouteux pouvait lui être utile, mais elle ne posa plus de question.

La Fée au Sel détenait des secrets qu'il était vain de connaître. En outre, Dame Gwalarn était catholique fervente ; supplier les saints et les saintes du Trégor afin qu'ils intercèdent en faveur de son petit-fils était légitime ; s'adresser à un guérisseur, fût-il chrétien, l'était moins.

Tad-kozh avait déjà parlé de l’Herbe d'or dans sa jeunesse, au temps où il racontait des histoires à la veillée. Personne n’avait découvert l’Herbe miraculeuse, mais il y avait toujours quelqu'un qui se rattachait à cet ultime recours dont la vertu majeure était de maintenir l'espoir. Dès qu'on suggérait de chercher l'Herbe d'or, les visages s'illuminaient, la douleur s’atténuait et chacun reprenait courage. Dame Gwalarn n’y croyait pas ; elle préférait prier la Vierge Marie
— Je vais en référer à mon mari, dit-elle.
— Oui ! s’exclama la Fée au Sel, Tad-kozh est à même de guérir le petit !
— Non, répondit Mamm, ce n’est pas dans ses possibilités, mais ce problème est trop lourd à porter ; je vais écrire à Arzhel ; il me conseillera.

Où était-il aujourd'hui, ce fils médecin qui laissait sa mère sans nouvelles ? Emue à la pensée de son troisième garçon,

Mamm versa encore une larme. Ce fardeau lui pesait trop. Il fallait avertir les hommes sans plus attendre ; ils trouveraient peut-être une issue ? Demander son avis à Tad-kozh lui parut difficile. Dame Gwalarn se résolut d'en parler à Bleiz.

 

* Cf. « Le Barzaz Breiz » Hersart de la Villemarqué, éd. Librairie académique Perrin, Chant XXXIV, Les jeunes hommes de Plouyé, p. 251.

** Ibid. Chant XXXI, Le cygne, p. 220.

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